La mémoire et après ?
L’occasion de cette rencontre et le titre que vous avez proposé : « la mémoire et après ?» m ‘a permis de m’interroger sur cette démarche.
D’où me vient cet intérêt pour la tradition orale, la collecte, la transcription d’un matériau souvent faits de fragments, de silence ; puis l’entrée en écriture progressive à partir de l’oral qui tente de mêler des souvenirs du passé et un imaginaire ?
D’où me vient cet attachement aux passé, l’intérêt pour un territoire et des formes orales en péril ? Les échos qui me parviennent, aujourd’hui comme hier, s’ancrent non seulement dans un parcours mais aussi dans une identité, c’est évidemment mon équation personnelle qui dessine ce cheminement.
Il me revient alors comme un leit-motiv ces vers d’Appolinaire (dont l’un avait été d’ailleurs le titre d’un article pour les amis de Noirmoutier) et qui disent ceci.
« J'ai hiverné dans mon passé
Revienne le soleil de Pâques
Pour chauffer un coeur plus glacé
Que les quarante de Sébaste
Moins que ma vie martyrisés
Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir ».
Ces vers issus de la chanson du mal aimé et dédiés à Paul Léautaud, m’attrapent et me bouleversent.
Ils sont le signe de quelque chose qui est en moi ; c’est ainsi que la poésie nous parle.
Vous aurez sans doute noté le caractère mélancolique de ces vers, mais pas seulement la mémoire y est voyageuse, elle navigue ; la mémoire est toujours en route, mais elle fut d’abord pour moi, très tôt une nécessité née d’une prise de conscience qui se transforma en recherche.
Enfant, j’ai eu conscience de l’éphémère, celui des vies qui passent, celui des territoires qui s’érodent. En tant que petite dernière j’ai bénéficié d’une mémoire familiale plus longue, des parents ayant l’âge à ma naissance d’être des grands-parents et une grand-mère détentrice d’un savoir d’arrière- grand-mère.
(C’est déjà être face à un étirement du temps, et réaliser plus tôt le caractère provisoire de l’existence) A cela s’ajoutait une enfance insulaire qui accentuait ce sentiment de précarité, une île c’est fragile aussi, et vouée même à long terme à une disparition ? Un sentiment d’abandon, sans doute celui de l’avoir été et puis celui d’avoir abandonné l’île lorsque j’étais enfant et tout à coup on se demande pourquoi on est là et où on va ?
L ‘absence de certitudes existentielles et territoriales a contribué dans mon cas, à m’inscrire comme un être qui cherche, ce qui revient aussi à se chercher sois même à travers l’autre, les autres.
Mon travail sur la mémoire orale révélait aussi une quête d’identité. Le regard en arrière, se retourner, c’est aussi s’assurer de venir de quelque part ; c’est réaliser que l’on est sois même sur une trajectoire, et que mesurer le chemin parcouru constitue finalement un encouragement pour continuer, pour aller plus loin. Et puis, travailler sur et avec la mémoire, c’est s’engager, c’est témoigner. Il s’agit là de mettre ses pas dans les pas de celui qui précède, comme une reconnaissance, un recommencement, une poursuite : on s’enracine un peu et on avance.
Travailler sur la mémoire c’est aussi contribuer, participer, poser sa petite pierre sur l’édifice de la communauté, du partage. C’est transmettre, être un lien, une courroie, quelque chose de simple mais d’essentiel. D’ailleurs, il n’y a pas de mémoire sans histoire et pas d’histoire sans mémoire. Que l’on parle de celle qui porte un H majuscule ou pas.
Se souvenir, c’est revenir à la mémoire, et ce n’est pas pour moi avoir du ressentiment, du regret ou exprimer un manque, mais transmettre en prenant soin ; s’occuper de quelque chose comme on s’occupe de quelqu’un, avec tendresse.
Il s’agissait pour moi en travaillant sur la mémoire des habitants de l’île de donner, de révéler la trace présente de ce qui est absent puisque passé. C’est un travail sur l’empreinte laissée, le creux que l’on sent même si on ne le voit pas. Et l’interprétation de cela pose alors le problème de la frontière entre le réel et l'imaginaire. Henri Bergson écrivait qu’il y avait « une adéquation de l'image présente à la chose absente dont la mémoire a gardé la trace. » C’est à partir de l’image présente des paysages de l’île par exemple et de la trace des contes dans nos mémoires insulaires que j’ai écrit ces contes qui sont absents aujourd’hui de notre pratique…
La mémoire est intime et subjective et c’est dans ce sens là que je travaille.
On ne retrouve la mémoire que lorsqu’ l’on sait ce qui a été oublié. Je voulais savoir ce qui avait été oublié et l’inscrire à nouveau pour un temps dans l’écriture, puis dans l’imaginaire. Roland Barthes disait : « pour durer un peu plus que sa voix ».
Je crois comme Pascal hier qui ouvrait cette manifestation en disant « au commencement était le chant », qu’il existe une mémoire plus ancienne que nos souvenirs, et qui est liée au langage, à la musique, au son, au bruit, au silence : une mémoire qu'un geste, une parole, un cri, une douleur ou une joie, une image, un événement peuvent réveiller. Une mémoire de tous les temps qui sommeille en nous et qui est au cœur de la création.
J’ai dû aller chercher dans la mémoire partagée des habitants de l’île, ma capacité à écrire, à quitter le réel pour m’engager progressivement dans l’imaginaire, mais repoussant encore, jusqu’à mon livre qui s’intitule « la mémoire de la mer » (je précise qu’il s’agit là de l’élément liquide), la possibilité de créer des personnages de pure fiction par exemple. Avec ce livre là, j’ai quitté l’île pour ouvrir ma recherche et mon écriture sur le monde.
J’ai franchi le pas récemment avec ma prochaine histoire, qui n’est pas un conte mais une histoire d’enfance, celle d’une petite fille qui trouve le moyen de marcher dans les nuages.
Dans la recherche, dans l’écriture, je repars toujours de l’enfance, cherchant dans la création une preuve d’existence.
Lydia Gaborit 8/03/2014