L'acteur et l'Essentiel

essai pour une meilleure compréhension de la matière théâtrale

Texte rédigé à l'occasion des ateliers  Le théâtre en partage (Paris - 2014 / 2015)
pour un temps de Réflexions et Échanges

 

Jouer. Parce que le théâtre est avant tout un jeu, une sorte d’apologie de l’enfance. Aussi avec toute la cruauté que nous lui connaissons (je repense à ce si beau film de Peter Brook, sorti en salles l’année de ma naissance : Sa majesté des mouches). Il faut jouer encore et toujours. Ariane (Mnouchkine) nous y invite sans cesse. « C’est en jouant qu’on apprend à jouer »… Il n’y a pas d’essai, aucune tentative, fini le temps des répétitions, dès le premier pas, le premier jour, sur le plateau, l’aire de jeu, l’espace vide si cher à Peter Brook, le théâtre doit se révéler ! Vibrer ! Briller ! Même dans les plus sombres aspérités de l’âme. Garder au fond de soi précieusement, l’innocence, l’ébahissement, l’éblouissement permanent devant la « belle découverte ». Et cette lucidité à reconnaître la chance que nous avons de faire un métier extraordinaire, hors du commun. Défendre ainsi une place, aujourd’hui terriblement menacée par les pouvoirs politiques et économiques, toute singulière dans la société. Un en-jeu, à la fois grave, périlleux et tellement enthousiasmant : renvoyer à nos contemporains l’Essentiel !

Les sans ciel – Les sens, il ou elle ? – L’aisance à y être… Et jouer ainsi avec les sens et les sons à l’infini, loin au fin fond du ciel, dans l’univers.

Je suis né au théâtre sous l’influence secrète de Louis Jouvet : « Laisse tes conceptions, tes idées, travaille le morceau, c’est uniquement ce qu’il faut que tu fasses ». Je n’imaginais alors pas à quel point cette citation allait régulièrement jalonner mon chemin de créateur, d’artiste. Éclairer mes doutes. Mes oublis. Mes dérives. Mes désirs. Et mon labeur quotidien. S’innocenter. S’injustifier. S’explorationner. Se perdre avant de se retrouver. Se perdre, la condition sine qua non pour l’artiste comme pour le scientifique. Jacques Attali nous en parle très bien dans son traité sur le labyrinthe.

Jacques Bioulès, mon maître – accoucheur au théâtre, lui-même initié par Jacques Lecoq, me permit de comprendre, non pas comprendre, sentir, réaliser, s’évidencer, comme on danserait ce vide dans la joie de l’évidence, devant l’incontournable question du corps poétique de l’acteur. Shakespeare en parle, entre les lignes, dans Hamlet. Lorsque ce dernier s’adresse à la troupe d’acteurs pour les inviter à ne pas changer la nature d’un pas. Et de pas en pas, d’authenticité en vérité, de simplicité en épure, découvrir le chemin sans se préoccuper de la destination… Ravir chaque instant du voyage et se ravir du nouveau et du vertige qui submerge lorsque revient incessamment la page blanche. Chaque jour et peut-être même plusieurs fois par jour dans l’atelier, la salle des répétitions (j’avais écrit pépétitions !). (Le pépé ! qui m’amène à penser à l’habitude, au mécanique, à l’assèchement… s’en défendre !)

Peu de temps après la fin de ma formation initiale, initielle (comme on dirait originelle), je rencontrais Dominique Dupuy qui allait semer et ancrer en moi la question primordiale du corps. Mes parents m’ont certainement sculpté dans un bois qu’on appellerait l’exigence… Mes maîtres ont su me ciseler, polir, patiner… en y ajoutant foi, obstination, persévérance, … et un brin d’endurance nécessaire au coureur de fond.

Je parlais tout à l’heure de se perdre. Une dizaine d’année après mon entrée en métier, mon chemin m’avait conduit à Nantes, j’avais déjà accumulé, additionner, pas mal d’expériences d’acteurs auprès de différents metteur en scène, au sein de différentes compagnies. (J. Bioulès, JC Gal, A. Savelli, C. Cendras, A. Halle-Halle, AM Porras, C. Valat, E. Sanjou…). Lorsqu’un matin je me suis réveillé avec une douleur insupportable, dans le bas du dos. Une hernie discale L5-S1. J’ai vécu ainsi pendant presque un an et demi avec ce ressenti si violent. Faisant appel à la médecine pour, certains soirs, pouvoir affronter le temps du plateau… Je jouais à ce moment là une pièce toute nouvellement traduite de Goldoni : Les femmes pointilleuses. Que se passait-il donc au fond de moi ? Quel principe venait ainsi pointiller, titiller la base de ma colonne vertébrale ? N’y avait-il pas là matière à chercher à rééquilibrer en soi les forces du Yin et du Yang ? À l’époque j’étais bien loin de réaliser tout cela de façon aussi immédiate et lucide. Mais tout de même, le jour où je sentis disparaître la douleur, je commençais à décrypter, déchiffrer, les signes de tous ses messages envoyés à mon conscient qui s’était égaré…

10 ans après mon entrée en métier, j’avais indéniablement, perdu l’Essentiel. Ce que mes maîtres m’avaient transmis indiciblement. Je pensais être arrivé. Je pensais savoir faire mon métier. J’étais en certitude, comme on est en religion. Plus de questions. Plus de doutes. J’enchaînais (ou bien m’enchaînais-je moi-même à l’image de Prométhée sur son rocher ? pour répondre à cette sortie de crise identitaire, je mettais en scène justement Prométhée enchaîné d’Eschyle au Théâtre universitaire de Nantes… ?) les projets et les pièces les unes après les autres sans même profiter du bonheur de l’instant. Attendant la représentation avec avidité. Guettant le moindre retour spectaculaire… Bref, je brassais de l’air et l’hernie (l’air nie !) me rappelait justement à l’ordre dans mon temple le plus sacré.

Plusieurs rêves me parvinrent alors, me ramenant près de mes maîtres. J’avais laissé leur enseignement en friche. Je réouvris donc le chantier du corps. De mon corps. Et ma route petit à petit m’entraîna sur les voies de la transmission. Et Deleuze me parla : « on n’enseigne bien que ce qu’on cherche, pas ce qu’on trouve… ». Alors de questions en réponses éphémères, de perte en redécouverte, j’arpentais savamment et minutieusement le chemin, le « camino », ma colonne vertébrale… et je voyais revenir des tonnes de souvenirs qui semblaient disparus. S’organisait pour moi tout doucement le temps des récoltes qui dura quelques 15 ans.

Un peu plus tard, lorsque je m’affirmais comme acteur – danseur – chanteur – metteur en scène – pédagogue, j’écrivais ceci :

À propos de l’atelier

Traces, espace et temps

Secrètement, des heures durant, dans l’espace clos de l’atelier de travail, la salle des répétitions, nous fouillons notre espace intérieur, intime, pour trouver le mouvement le plus juste, le voyage le plus pur de la voix et du corps, qui bâtira l’instant unique de la représentation : espace extraverti – architecture fragile – reflet de nos mémoires. Devenir l’espace d’un soir des passeurs exceptionnels, vecteurs privilégiés de l’imaginaire. Et là, marquer l’espace et le temps d’une autre mémoire. Échos du corps et résonances du mot. Abîmes de silence. Traces impalpables et néanmoins indélébiles.

Alors, aussi simplement et rapidement nourri, l’espace de la représentation se vide. Que reste-t-il ?

Une image, un son, une émotion, un mot…, une trace ? Le travail du ressenti commence son œuvre.

La réalité du théâtre se trouve peut-être là, dans son irréalité. Cet espace ténu et infime, empreint de strates éphémères et furtives, qui construit nos vies, corps et cœur mêlés.

C’est ici, je pense, que nous touchons à la matière du théâtre.

Vaste chantier qui s’ouvre chaque jour à nous. L’instant théâtral à peine né, il nous faut le redécouvrir, le réinventer, le rechercher, le parcourir dans l’acuité de tous nos sens, pour qu’il trouve sa juste place dans l’espace et dans le temps.

Retrouver l’enfance. La clarté de l’enfance. Un blanc si pur qu’il en devient insolent. Un noir si intense qu’il ferait pâlir Soulages. Ici plus de place pour les enfantillages. À la poubelle les faux semblants. Les inutiles compromissions. Les marques d’ombres qui balaient notre miroir intérieur.

L’acteur. Un signe. Une calligraphie. Un hiéroglyphe. Un trait. Une flèche. Jamais en retour. Pas un boomerang. Mais un galet qui part sur la mer porter ses ricochets d’onde en onde. Il n’y a pas de fin. Toujours un début. La fin est toujours le commencement.

Et tentant ainsi, de fouilles en fouilles, de remettre à jour des vestiges enfouis, tomber nez à nez avec une forme temporaire, passagère… Chaque rencontre avec le regardant étant une nouvelle essentielle découverte et surprise.

Comme en parle Henri Michaux dans son poème, Les masques du vide, appréhender son acteur comme « un algèbre de gestes arrêtés dans l’espace dans un cataclysme pompéien… ». Peut-être y aurait-il cette idée / envie dans le logo de L’instant avant l’aube ?!

Transparent et incisif au service de l’instant dans l’acuité de tous nos sens… Essentiel ?

Pascal Arbeille – décembre 2014

 

(pour aller plus loin, consultez la rubrique bibliographie)

 

Additional information


Conception Karl Brochard (c) 2015 - L'instant avant l'aube