L'acteur et le Temps
essai pour une meilleure compréhension de la matière théâtrale
Texte rédigé à l'occasion des ateliers Le théâtre en partage (Paris - 2014 / 2015)
pour un temps de Réflexions et Échanges
Profitant de cet atelier de recherche sur l’art du Conte, cet acte millénaire qui est une des sources fondamentales pour le travail de l’acteur, je voudrais faire, en votre compagnie, ces petites pérégrinations vers une meilleure compréhension du travail de l’acteur, des questions qui le traversent, parfois… avec raisons… parfois jamais, peut-être pour les mêmes raisons… cerner les en-jeux… approfondir les champs d’investigations… et découvrir de nouveaux territoires par cette balade à travers la matière théâtrale… celle-là même que je sillonne depuis des années, seul quelquefois, mais la plupart du temps accompagnés par des partenaires, des collaborateurs, guidés par quelques maîtres, et souvent entouré par les spectateurs… C’est à un voyage en cinq étapes initiales auquel je vous convie… première halte : L’acteur et le Temps.
L’acteur, traces tangibles et incontournables qui nous viennent du conteur originel, considéré dans sa part universelle comme un défricheur, un explorateur, un provocateur, un critique aussi, pour mieux questionner ses contemporains et éclairer des chemins dans la nuit de l’humanité… Il semble alors essentiel de s’initier.
Si donc nous voulons être des initiés de la vie, nous devons considérer les choses sur deux plans :
D’abord la grande mélodie, à laquelle coopèrent choses et parfums, sensations et passés, crépuscules et nostalgies, - et puis : les voix singulières, qui complètent et parachèvent la plénitude de ce chœur.
Et pour une œuvre d’art cela veut dire : pour créer une image de la vie profonde, de l’existence qui n’est pas seulement d’aujourd’hui, mais toujours possible en tous temps, il sera nécessaire de mettre dans un rapport juste et d’équilibrer les deux voix, celle d’une heure marquante et celle d’un groupe de gens qui s’y trouvent.
Rainer Maria Rilke – Notes sur la mélodie des choses
Peut-être est-ce ce relié, comme on dirait de la reliure d’un ouvrage, de l’espace et du temps que nous partageons actuellement… ?
Installez-vous confortablement et rêvons ensemble…
Conjuguons le verbe acter à tous les temps… ces deux perles : « ô temps, suspens ton vol », « au temps pour moi ! », celui-ci semble sorti d’un autre temps, sur cet autre le temps semble ne pas avoir prise, « le temps c’est de l’argent », et Peau d’âne demandant une robe couleur du temps, était-ce pour en gagner ?... du temps ! « Perdre son temps »… « Quel temps de chien ! », « Excuse-moi, je n’ai pas le temps ! »… et ces questions qui reviennent régulièrement, « vous, vous faites quel style de théâtre ? Contemporain ? », « Combien de temps dure le spectacle ? »
Là où certaines langues s’appliquent à ne pas confondre le temps qui passe (time, zeit, …) et le temps qu’il fait (weather, Wetter, …), notre langue française (comme tant d’autres…) s’emploie à brouiller les pistes et nous pousse, nous autres acteurs, bouffons, clowns, à jouer avec les mots jusqu’à en perdre et notre latin tempus et notre grec temnein…
Mais le Temps pour l’acteur n’est ni l’un, ni l’autre, ou plutôt les deux à la fois dans une même et juste précision de perception de la notion d’instant. Plus d’hier ni de demain, juste une présence à l’ici et maintenant.
En l’an 2000, une période où l’humanité c’est beaucoup interrogé sur le Temps, je me questionnais moi-même sur l’espace. Je délaissais la vie citadine pour m’installer sur une île et donner ainsi à mon travail de recherche une respiration qui placerait le théâtre hors du temps. Une matinée de printemps, je flânais dans les rue d’une grande ville, j’avais certainement du temps à perdre et hop ! je m’engouffre dans une librairie où je tombe presque immédiatement sur un petit ouvrage de Gaston Bachelard : L’intuition de l’instant : la durée intime, c’est toujours la sagesse. Je connaissais déjà bien Bachelard. Sur l’invitation d’un ami danseur et chorégraphe, j’avais déjà lu La psychanalyse du feu, La flamme d’une chandelle, La poétique de l’espace, des ouvrages de références qui m’avaient aidé à rêver, poétiser et avancer dans mon travail de mise en scène de Prométhée enchaîné d’Eschyle au Théâtre universitaire de Nantes en 1996. Plus loin, je me risquais à trouver des chemins dans L’eau et les rêves, L’air et les songes, La terre et les rêveries de la volonté, La terre et les rêveries du repos… La découverte de L’intuition de l’instant me permis de comprendre un peu mieux comment et sur quel plan aborder tous ses ouvrages. Depuis ce livre n’a pas quitté le chevet de ma recherche, de mon théâtre, de ma vie. Le Temps n’a plus ni passé, ni avenir, il est tout entier contenu dans un instant, où dans le profond de son être intime, l’acteur reste en quête de la plus transparente authenticité. Dès lors, mon regard sur l’acte produit ou reçu (que je sois interprète ou spectateur) s’est lentement métamorphosé jusqu’à cet automne 2011 où je décidais de nommer ma structure L’instant avant l’aube, comme un lointain salut reconnaissant à Bachelard, certes, mais également à tous ces prédécesseurs, à tous ces suiveurs…
Revenons un peu en arrière, en 2003, je travaillais alors au Théâtre du Lierre et notamment avec un acteur, ami de très longue date, avec qui je partageais toute une approche et une réflexion sur l’art de l’acteur (quel acteur pour aujourd’hui, quel acteur de tout temps ?), disparu aujourd’hui et à qui je rends hommage en partageant avec vous quelques réflexions, questions, constats sur sa pratique… que je nommerai : Le complexe d’Aloual
J’entends par complexe cet ensemble de contenus inconscients susceptibles de venir perturber l'activité consciente du sujet…
Ainsi, cet acteur, dans le processus de création, restait très ouvert, très aventureux, toujours inventif et renouvelé dans l’acte, tant que nous restions dans le temps de la recherche, des « hasardeuses » investigations, de l’éclosion des matières et matériaux. Mais sitôt la phase d’écriture d’une séquence, d’un pas à pas, d’un déroulé qui mènerait tout doucement vers un spectacle et la rencontre avec les spectateurs, quelque chose se figeait en lui (dans quelle zone de lui, quel territoire insondé ?). Il restait sur hier ou se projetait trop vite vers demain, et le temps de son acte se vidait tranquillement de sa mirifique substance, ce que j’appelle « la belle découverte », s’asséchait, ne devenait plus qu’un acte mécanique perdant de jour en jour la vibration de la vie, l’émoi de la chair, la palpitation du cœur… Il prenait l’habitude du chemin, semblant oublier l’essentiel de ce qui avait permis de faire naître la matière lors du processus de recherche et de mener vers une écriture, ce que l’on peut appeler : la partition. Il en venait peu à peu à reproduire des actes vides de sens.
À ce propos, je cite Bachelard :
Examinez le jeu des habitudes hiérarchisées ; vous verrez qu’une aptitude ne reste une aptitude que si elle s’efforce de se dépasser, que si elle est un progrès. Si le pianiste ne veut pas faire aujourd’hui mieux qu’hier, il s’abandonne à des habitudes moins claires. S’il est absent de l’œuvre, ses doigts bientôt perdront l’habitude de courir sur le clavier. C’est vraiment l’âme qui commande à la main. Il faut donc saisir l’habitude dans sa croissance pour la saisir dans son essence ; elle est ainsi, par son incrément de succès, la synthèse de la nouveauté et de la routine et cette synthèse est réalisée par les instants féconds.
Revenons à cette année 2003, où avec Aloual, nous lancions une nouvelle piste de recherche pour un atelier, ouvert aux amateurs et professionnels, que nous codirigions. Nous souhaitions parler de nos lointains ancêtres, nos figures tutélaires, celles qui avaient par leur curiosité et leurs investigations lancé l’Homme dans sa découverte du langage.
Nous avions longuement et pendant plusieurs semaines, plusieurs mois, lu, échangé, prenant appuis sur la recherche du paléoanthropologue Yves Coppens entre autres… Nous savions vouloir évoquer les grands rituels anciens, nous savions également connaître un certain nombre d’outils d’acteurs : notre approche de la danse, notre recherche sur les langages imaginaires, notre travail sur les chants du monde…
Je devais animer seul la première séance de rencontre avec les acteurs et jusqu’au matin même de cette rencontre, impossible de voir apparaître ne serait-ce qu’une petite lointaine vague idée pour lancer l’opération et proposer un travail qui mettent les acteurs en actions…
Ce matin là, je partais vers le théâtre avec la résonance d’un rêve fait juste avant dans la nuit et qui flottait en moi comme une fragrance rassurante… : je dormais, nu, lové comme l’embryon, dans l’empreinte de la main d’un de mes maîtres, Dominique Dupuy, qui restait imprimée dans le sol de terre battue !
Le message était clair, et c’est avec joie que je proposais aux acteurs de laisser empreintes partout, sol, murs, air, corps… ce travail resta un des fils majeurs de notre recherche. Et moi, je savourais cette sensation, comme le dit si bien Cavafy dans Mon apport à l’art : lier les impressions, lier les jours… Du fin fond des âges, un rêve m’était apparu, aujourd’hui, me permettant de rassembler le Temps, les temps pour partir à la conquête de l’Espace.
Cette recherche a été menée pendant trois ans et a rencontré les éphémères d’aujourd’hui sous le titre, Les balades originaires.
C’est pendant ces trois années de recherches, flirtant avec les rites chamaniques, improvisant les premiers récits / contes sur la chasse, organisant le travail des matériaux bruts, s’étonnant de voir apparaître les premiers masques de l’histoire du théâtre, fouillant les écritures de l’espace avec les acteurs, cherchant les ciels étoilés les plus purs, que je me mis à définir une place particulière à l’acteur dans le temps et dans l’espace qu’il lui appartient d’investir quelle que soit la durée de son acte dans l’espace-temps et quelle que soit l’histoire, la fable, le conte qu’il sert.
Plus tard, mon ami Aloual, friand de néologismes et de découvertes de nouveaux titres, nouvelles appellations, nomma cette approche : le SISTEC.
Considérons l’acteur au centre de la sphère du monde, à l’image de l’homme de Vitruve de Léonard de Vinci (je n’avais rien inventé, tout au plus nommai-je les choses dans mon temps) mais non plus en deux dimensions, mais 3, 4, 5 et au delà… Donc, l’acteur et au plus profond de lui la colonne vertébrale, la moelle épinière où se conserve la mémoire du monde, son Espace Secret et commençons à tirer des fils d’énergie nous arrivons à l’Espace Intime, proche de la peau, si l’on continue notre course nous pouvons nous relier à l’Espace Social, celui qui nous concerne ce soir, plus loin nous allons rencontrer l’Espace Théâtral… Et des milliards d’années plus loin, l’Espace Cosmique. Secret Intime Social Théâtre Et Cosmique. L’infiniment petit étant inclus dans l’infiniment grand et tout inversement. L’acteur se centrant et laissant circuler en lui toutes ces énergies dans tous les sens devrait accéder plus vite à la notion de l’instant.
Tout récemment, un ami me confiait la lecture des textes de travail d’Antoine Vitez.
Bizarrement, un acteur / metteur en scène que je cite assez rarement dans mes références de travail. Après la lecture de ces écrits sur l’École, j’étais stupéfait ! J’avais l’impression de m’entendre penser ou acter le théâtre, mais aussi la transmission, quelles techniques, quels savoirs… De plus, je découvre que nombre des auteurs, acteurs, penseurs auxquels il fait référence m’accompagnent depuis longtemps (Saint-John Perse, Jouvet…). Et le temps jouant pour moi, des souvenirs vinrent m’éclairer : mon maître de formation théâtrale, Jacques Bioulès, enseignait alors également au Théâtre des Quartiers d’Ivry où Antoine Vitez développait tout son travail… Rien ne me semble étonnant aujourd’hui et je me revois très bien, spectateur vibrant et rempli d’émoi devant des représentations de Britannicus, Hamlet, La mouette au Théâtre National de Chaillot.
Dans sa transmission et sa direction d’acteur, Antoine Vitez invitait à s’interroger, savoir, connaître les acteurs, les metteurs en scènes, les artistes qui ont travaillé, joué avant nous telle ou telle œuvre à laquelle on se confronte. Une façon, peut-être, d’oublier le temps, pour tendre un fil entre hier et aujourd’hui afin que demain se prépare et s’affirme… ?
Et dans cette invitation je retrouve ce que je pressens de ce qu’a pu être la recherche de Meyerhold qui présentait ainsi son schéma de travail, sur un fil continu :
---------- Auteur ---------- Acteur ---------- Metteur en scène ---------- Spectateur ----------
Aujourd’hui, je suis tenté de rejoindre les deux bouts pour créer un cercle, une sphère, l’univers et faire en sorte que l’énergie, l’écoute, la générosité, l’engagement, le don, tout cela se pratique dans les deux sens. Et le spectateur deviendrait l’auteur originel de cette pièce éphémère qu’il transmettrait alors à son tour vers d’autres spectateurs…
La nature n’est pas silencieuse. Elle se plaît à nous envoyer en permanence des notes de musique. Mais elle ne nous livre pas l’organisation des notes, ni ne nous révèle le secret de sa mélodie. C’est à nous de percer le secret, de découvrir la mélodie et d’écrire la partition…
Trinh Xuan Thuan - La mélodie secrète, Et l’homme créa l’univers
Grâce à cette citation, nous voici placé devant l’enfance du monde, qui n’est autre que le théâtre. Du moins j’ose le croire et je me plais à le transmettre tel.
Yoshi Oïda dans ces trois ouvrages admirables, L’acteur flottant, L’acteur invisible et L’acteur rusé, parle de ce long voyage entrepris en compagnie de Peter Brook, entre autres, et évoque l’approche de Shakespeare par ce dernier. Je vais très mal le citer : « Il y a deux façons contraires d’aborder Shakespeare, l’amener vers nous, notre époque, au risque de perdre toute la magie, tout le mystère de l’œuvre, ou bien aller à sa rencontre et attendre que le rendez-vous se produise et voir se révéler ainsi l’indicible… ».
Se pose donc la question (inutile ?) de la contemporanéité d’une œuvre théâtrale, je parle de Shakespeare, mais je pourrais aussi bien parler de Eschyle, Tchekhov, Racine…
En 1972, Antoine Vitez à ce propos notait ceci dans ces cahiers :
« Théâtre moderne, Théâtre ancien. Il est évident pour moi qu’on peut faire du théâtre moderne avec des textes anciens et du très vieux théâtre avec des textes modernes. »
Alors, acteurs, metteur en scène, scénographe, éclairagiste… devons-nous nous emparer d’un auteur pour, à tout prix, coûte que coûte, l’emprisonner dans notre temps, notre présent ? Ou bien au contraire, devons-nous attendre que celui-ci, du lointain de sa demeure, veuille bien nous livrer une part de son secret ?
Je repense alors à une malencontreuse aventure théâtrale que j’ai vécu il y a environ 5 ans.
Une jeune équipe souhaitait travailler sous ma direction pour sa nouvelle création, une adaptation de Peines d’amour perdues de Shakespeare. Avec le recul, je m’aperçois que ces jeunes acteurs ont cumulé beaucoup des problématiques évoquées précédemment.
Une partie de la recherche s’était plutôt bien passée et laissait entrevoir quelques belles promesses. Mais dès le début du travail d’écriture, les uns après les autres subissaient le complexe d’Aloual… Petit à petit, aucune transparence ne permettait le juste fonctionnement du principe de Meyerhold. Une lourde et malheureuse opacité dégradait tout doucement nos relations. Puis vinrent les questions du texte, l’adaptation que j’en faisais était-elle transmissible aujourd’hui, le langage n’était-il pas trop soutenu… ? Je n’avais pas alors ressenti cela comme le présente Peter Brook, mais aujourd’hui, tout s’éclaire. Et puis à l’approche des premières rencontres avec les spectateurs (qu’eux-mêmes nomment Public ! Quel vilain terme…) ces angoisses répétées : Combien de temps ça a duré ? après chaque filage… qui se transformeraient très vite en : Ça doit durer tant ! Notre échange plongeait vers son crépuscule inéluctable. L’exploitation de ce spectacle prit court rapidement… À trop vouloir courir après le temps, il s’étaient perdus, s’étaient trompés d’époque et avaient sombrés dans le gouffre sans fond du Temps. Chronos les avaient dévorés savoureusement.
En initiant l’aventure de L’instant avant l’aube, il y a trois ans, j’écrivais ceci :
« … L’instant avant l’aube se veut être un espace de réflexions, d’échanges et de transmissions des techniques et savoirs acquis ou à découvrir.
Un temps suspendu où tout n’est que balbutiements, éternels commencements, variations matinales comme à la naissance de l’enfance, un instant si fragile et si fugace où l’à venir s’attend dans une promesse de jour éclatant et lumineux, à l’image de l’acte qui se prépare : le Théâtre, foyer de l’échange et de la communication comme unique action.
Parce que le temps s’enfuit, nous enfouit, s’échappe inexorablement et nous laisse indécis, hésitants voire irréfléchis, cette nouvelle structure, dédiée à la recherche et à la création en matière de spectacles vivants, s’engage à développer un travail de fond, souterrain et non assujetti à un quelconque résultat préalable… »
Et avec mes plus proches collaborateurs nous avons décidé de faire du Temps notre allié le plus précieux pour tenter de magnifier notre art au sein de l’espace vide si cher à nos rêves.
Pour le cycle de recherche Shakespeare, entre les lignes… qui a conduit à la création du Conte d’hiver, c’est environ 800/900 heures consacrées à fouiller, creuser, découvrir, réparties sur un peu plus de deux ans et demi.
Avec mon amie musicienne de théâtre, Christine Kotschi, nous avons beaucoup travaillé à développer chez les acteurs une autre écoute du temps, celle de la pulsation et non celle du rythme. Jamais, nous ne nous sommes posés la question de la durée ni de combien cela devait durer. Les acteurs travaillant petit à petit à la couture des séquences travaillées, de « pas à pas » en filages, se sont doucement laissés couler dans la pulsation qui est devenue la plus organique pour le spectacle. Aujourd’hui nous découvrons que la représentation dure trois heures, mais j’étais très surpris d’entendre bon nombre de spectateurs, à la sortie du spectacle, s’étonner de ne pas avoir vu le temps passer… Il me reste juste à revoir ma copie pour retravailler la scène du Temps qui ouvre le quatrième acte ! Et d’autres spectateurs d’ajouter : « je ne pensais pas que Shakespeare était si accessible, si simple à recevoir… »
Peut-être les acteurs ont-ils su aiguiser suffisamment leurs sens pour être à ce point présent à l’instant qu’ils y ont entrainé les spectateurs ? Une certaine magie, alors est à l’œuvre…
Je vois ainsi le travail de l’acteur comme un arpenteur de nouveaux territoires. J’aime cette dénomination qu’emploie Philippe Bertrand dans son émission Carnets de Campagnes.
L’acteur comme un Archéologue / Paléontologue / Anthropologue, fouillant hier pour mieux faire résonner demain dans l’instant du présent. Que nous prenions appui sur des textes anciens ou que nous nous confrontions à de la création soi-disant « avant-gardiste », c’est bien la tâche à laquelle nous devons nous atteler chaque jour dans l’atelier, la salle des répétitions. Nous n’inventons rien, nous ne faisons que redécouvrir des traces laissées par d’autres avant / après nous.
Avant de conclure je voudrais vous livrer ce souvenir qui est aussi à l’origine d’un grand nombre de mes réflexions sur le théâtre et surtout sur l’art de l’acteur. Dans les années 93/94 lorsque j’entreprenais vraiment mon parcours de pédagogue et de metteur en scène, en parallèle à mon acteur, je fus traversé une nuit par un rêve questionnant l’authenticité. Après mûres et longues réflexions et décantations, j’en étais parvenu à cette analyse : nous (l’humanité) avions oublié une part de notre vérité dans la Cité du Temps de l’Eau. Une sorte d’Atlantide perdue.
Dans un texte aux acteurs environ 20 ans plus tard, je formulais ceci sur la question de l’authenticité de notre pratique de notre art, de notre être… :
T’en souvient-il ? Lorsque nos pas foulaient les grèves sans fin aux pieds de la Cité du Temps de l’Eau ? Il n’y avait alors pas de questions. Juste le souffle de l’évidence qui accompagnait nos enjambées incessantes. Et ce sentiment éternel de la connaissance qui nous enveloppait. Pas de doute. Pas de peur. Pas de manque. La plénitude. Et l’équilibre. À l’œuvre. Une vaste sérénité inondait nos cœurs. Nos corps. Et nos esprits se contentaient de respirer l’instant. Mais que s’est-il passé ? Qu’avons-nous acté ? Quelle assurance et quel orgueil ont conduit nos pas vers le chaos ? Quelle folie ? Nous nous sommes égarés… et voici qu’elle est perdue à jamais, la ville aux mille reflets de sagesse… Dans mes nuits les plus heureuses, j’y retourne sans cesse. Mes pieds empreintent les traces d’autrefois. Tu es là. Ensemble nous parcourons le monde. Et les miroirs de la Cité du Temps de l’Eau brillent à nouveau. Éclairent nos chemins. Ouvrent la voie. Suspendent le temps l’espace d’un émoi…
Suspendez-moi ! Attendez-moi ! Étendez-moi ! Et tant d’émoi…
L’acteur se doit de réduire ou d’agrandir en lui les espaces et relier le temps dans un instant lucide et transparent… Le conteur égrène ainsi ses histoires au fil de l’eau et compte pour nous les heures qui nous séparent et nous réunissent en même temps.
Je vous remercie pour votre présence qui m’a aidé à ne pas voir passer… le Temps !
Pascal Arbeille – novembre 2014
(pour aller plus loin, consultez la rubrique bibliographie)