L'acteur et son Moi

essai pour une meilleure compréhension de la matière théâtrale

Texte rédigé à l'occasion des ateliers Le théâtre en partage (Paris - 2014 / 2015)
pour un temps de Réflexions et Échanges



Louis Jouvet nous dit dans ses Témoignages sur le théâtre : « Le théâtre rend aux hommes la tendresse humaine. ». C’est certainement une des raisons qui m’ont poussé, depuis presque 35 ans aujourd’hui, à traverser les territoires de la recherche et de la création en matière théâtrale mais aussi plus largement en matière de spectacles vivants. Et je dis bien traverser pour découvrir, s’éblouir, apprendre, recevoir, accueillir et non pas envahir, ou s’enraciner, ou s’implanter, s’imposer… Surtout ne pas savoir, se défendre de savoir, mais vouloir être étonné à chaque instant et se laisser ravir par l’inconnu. Ainsi de découvertes en éblouissements, d’oublis en surprises, de silences en résonances, alors que chaque nouveau pas me transporte vers un peu plus d’effacement, de dénuement, je m’efforce de pratiquer mon rôle de transmetteur pour que d’autres voyageurs aillent là où mes pas n’ont pas encore su me guider… Mais verrons-nous jamais un jour la fin de ces chemins ? Le bout du monde n’est-il pas semblable au début du monde ? Une si belle question que nous pose Fernando Pesoa dans son livre sur l’intranquillité. Juste une histoire de point de vue, d’angle de vue. Quoi qu’il en soit, je nomme aujourd’hui ce travail de transmission : Le théâtre en partage, tissant un lien, comme je l’énonçais dans ma première intervention sur L’acteur et le temps, avec mes prédécesseurs, avec mes suiveurs.

« Cet effacement de soi devant une œuvre, cet ajustement modeste et patient, ce travail inlassable et soumis, est le secret de ceux qui veulent servir le théâtre… »

Louis Jouvet – Témoignages sur le théâtre

Sur cette notion de traverser, apprendre, accueillir… j’écrivais ceci à la suite du tout premier atelier de recherche initié par L’instant avant l’aube : L’acteur transparent et incisif au service de l’instant

« Chemin faisant, le corps balloté entre la juste recherche technique et son oubli immédiat, son dépassement, nous progressons en territoire inconnu sans autre but que de découvrir, rencontrer l’instant rare. Celui devant lequel plus aucune question, plus aucun jugement ne surgit. L’évidence faite acte. Et ce temps savouré devant cette trace ineffable et les résonances qu’elle provoque en nous, hors de nous. Mais déjà l’ailleurs nous appelle. Impossible de s’appesantir. Le chemin nous engage vers d’autres paysages. Peut-être aussi rares ? C’est du moins l’espoir pesé à chaque pas. Ainsi, du Nord au Sud et d’Est en Ouest, voyageurs infatigables, traversons-nous les terres à risques de l’imaginaire. Invoquant l’énergie. Convoquant l’épure. Défricheurs d’espaces et de temps. Révélateurs d’images innées. Imaginez ! Archéologues d’archétypes ! »

En parlant d’archéologie, je ne peux m’empêcher de repenser à cette empreinte de main laissée en creux dans le sol par Dominique Dupuy (cf. L’acteur et le Temps) et dans laquelle j’étais lové… Mais ceci m’amène à vous parler d’un autre ami, danseur et chorégraphe, Mic Guillaumes, et d’un solo qu’il créa au début des années 90 et qui s’intitulait : Un certain creux dans l’espace marquera la place de l’absent… Une investigation très profonde sur le travail des chaînes musculaires internes… Une sculpture en mouvement, mais une sculpture à la Camille Claudel, où l’on sentirait en arrière plan de la forme du mouvement son tracé profond, son chemin initial. Où le vide laissé par l’absent serait traversé d’une telle énergie offerte par celui qui reste qu’il - l’absent - en deviendrait encore plus présent, encore plus essentiel. Le danseur, l’actant, ne travaillant plus simplement pour lui-même et l’espace, mais pour l’autre, dans la recherche si palpable du souvenir qu’il a laissé en lui. Ce vide deviendrait alors tellement attractif, attirant, par la force du corps, les énergies portées et projetées, qu’il serait alors une source de projection inimaginable pour le regardant qui le comblerait dans l’instant par la force de son imaginaire. J’ai eu moi-même la chance de participer un temps à cette recherche… et très certainement que ce travail sur le creux n’est pas innocent dans la continuité de mon parcours.

Sur cette notion du vide, d’un certain vide entendons-nous bien, qui espère ou appelle le plein, je prendrais en exemple la respiration. La source essentielle pour nous autres acteurs, danseurs, chanteurs, musiciens, acrobates… performeurs… Très fréquemment je pose cette question ? Devons inspirer volontairement, ou par le seul phénomène des chaînes musculaires internes, intimes, pouvons-nous créer un vide à l’intérieur de nous (notamment au niveau des lobes bas des poumons, du diaphragme…) pour nous laisser inspirer ? Agir ou se laisser agir ? Un beau paradoxe qui doit nous porter à trouver un juste équilibre entre la volonté et l’accueil. Toujours cette notion du Yin et du Yang. Masculin – Féminin. Tragique – Comique…

Profitant de cette petite divagation vers les territoires de la Danse, je parlais lors de mon dernier entretien, L’acteur et l’essentiel, de se rendre évident, s’évidencer, comme une belle utopie : danser un vide, un creux, une absence… celle de l’auteur, celle des autres acteurs qui ont dans le temps parcouru les mêmes partitions que nous, celle des metteurs en scène, des spectateurs qui ailleurs ont reçu ces œuvres… Et pour un acteur cela voudrait dire aussi, danser les mots et non pas nous les imposer comme des dogmes, danser des pensées, comme on clamerait un chant… s’emparer des silences pour faire vibrer le mystère et effacer toutes les frontières entre l’autre, les autres, et nous. S’en remettre à lui, à eux seuls… Alors, à ce seul prix, peut-être existerai-je ?

« Les âmes se pèsent dans le silence et les paroles que nous prononçons n’ont de sens que grâce au silence où elles baignent. Si je dis à quelqu’un que je l’aime, il ne comprendra pas ce que j’ai dit à mille autres peut-être ; mais le silence qui suivra, si je l’aime en effet, montrera jusqu’où plongèrent aujourd’hui les racines de ce mot, et fera naître une certitude silencieuse à sont tour, et ce silence et cette certitude ne seront pas deux fois les mêmes dans une vie. »

Maurice Maeterlinck – Le silence

Le silence. Jamais le même. Jamais deux fois le même. Toujours en redécouverte si nous savons l’entendre… Je pense à cette anecdote vécue il y a peu dans un lycée où je rencontrais de jeunes adolescents en classe de seconde. L’un d’eux qui était resté silencieux pendant presque une heure, semblant être là pour laisser le temps filer… m’adressa soudain cette question : « Est-ce que vous faites du yoga ? »… un certain silence s’installa… qui me faisait savourer l’instant. « Pourquoi ? », « Parce que vous avez l’air d’être plein de sagesse »… ! Cet enfant que je pensais insensible à l’instant de cette rencontre, percevait dans l’espace invisible de nos échanges des images non émises par les actes ou les paroles…

Et tout maladroit fût-il dans son questionnement, une hardiesse le poussait pour comprendre ce qui le traversait… Me vient alors de vous citer à nouveau Maurice Maeterlinck :

« Ce qu’on entend sous Lear, sous Macbeth, sous Hamlet par exemple, le chant mystérieux de l’infini, le silence menaçant des âmes ou des Dieux, l’éternité qui gronde à l’horizon, la destinée ou la fatalité qu’on aperçoit intérieurement sans que l’on puisse dire à quels signes on la reconnaît, ne pourrait-on par je ne sais quelle inversion des rôles, les rapprocher de nous tandis qu’on éloignerait les acteurs ? »

Maurice Maeterlinck – Le tragique quotidien

Éloigner les acteurs. Voilà un beau projet à construire. À sculpter chaque jour passé dans l’atelier, la salle des répétitions. Sculpter le silence pour rendre chaque acte et chaque parole plus incisifs. Plus épurés. Plus profonds. Et de silence en silence œuvrer ainsi pour le Grand-Œuvre du Théâtre et de l’Art…

À propos de l’acteur transparent et incisif

« L’acteur centré dans l’instant présent. Ouvert au monde. Et simplement conscient d’être (de se laisser) traverser par les énergies. Les émotions. Les ressentis. Se défendant d’enclore quoi que ce soit au fond de lui. Mais puisant aux sources fondamentales enfouies en lui. Juste. Là. Vif. Éveillé.

Transparent.

L’acteur décidé à acter. Investi de ses techniques. Mais les oubliant. Les dépassant. Précis dans le tenu. La tenue. Tranchant dans le vif du sujet. L’espace vide. L’espace possible du raconter. Actant avec authenticité. Sans complaisance. Envers qui que ce soit. Juste. Là. Décisif. Cursif. Évident.

Incisif. »

Quel en jeu. Mais aussi quel labeur !

Commençons donc par désapprendre. Ce que tant de personnes autour de nous ont mis des années à nous inculquer. La reconnaissance de soi. L’amour de soi. J’oserais même dire l’onanisme de soi.

Bien sûr, il est important de se constituer une personnalité de caractère. Mais est-ce cela que nous devons mettre en avant, sous la lumière des projecteurs ?

Combien d’acteurs ai-je croiser tout au long de ces années de lente et longue macération dans le creuset théâtral, qui se croyaient, pensaient plus intelligents que l’auteur, plus intelligent que le metteur en scène, que le spectateur… ! Tout plein d’eux-mêmes, avançaient-ils ainsi, en toute opacité et grisâtrerie pour nous polluer nos espaces de silence et de rêves, nos territoires de jeux imaginés et nos possibles utopies au bord des sens.

Oser se présenter en toute transparence, nudité, en honnête humilité pour transcender l’acte sans à priori ni jugement à postériori, devant tout un parterre, est une aventure plutôt inhumaine. Sachons donc nous accompagner de nos meilleurs amis : l’auteur, le partenaire, l’espace vide (in et out), le metteur en scène, tous les regards extérieurs au plateau, aussi tous les spectateurs… Sachons-nous en remettre à eux seuls, en toute confiance, et laissons le mystère humain faire son œuvre à notre place. Nous ? nous nous cantonnerions simplement à recevoir, accueillir et proposer…

Ce que nous propose Peter Brook, lorsqu’il parle de Shakespeare… Ne tentons pas de faire venir à nous cet auteur, ne l’attirons pas ni dans notre temps ni dans nos lieux… mais de jour en jour par petites touches délicates et sensibles, laissons le faire le pas et contentons-nous de l’accueillir, s’il daigne entendre notre invitation.

Ce que je retrouve en d’autres termes chez Louis Jouvet :

« Pour le critique, comme pour le metteur en scène, une pièce de théâtre est une métaphore, mais là où le critique pense, le comédien ne fait que sentir.

L’intelligence sans doute peut être sensible mais la sensibilité n’est-elle pas aussi intelligente ?

Si bien que la mise en scène est pour moi comme une prière. Tout y est relatif à la ferveur, elle est plus ou moins efficace. Après de longues années de labeur et de pratique, une pièce, et en particulier une pièce classique, est devenue pour moi une nuit éblouissante.

Il suffit d’attendre que la pièce s’éclaire d’elle-même sans le secours d’autres lumières que ses répliques et ses propos. »

Louis Jouvet – Témoignages sur le théâtre

Une jeune équipe d’acteurs qui a, un temps, partagé ma recherche et ma transmission, a décidé de se nommer Les Passeurs, au moment de créer leur compagnie. Je ne sais si c’est un effet de cause… s’ils ont choisi ce nom dans cette même volonté qui m’anime de transparessence (transe par essence), mais il est certain que je tente de transmettre les fondamentaux dans cette identité particulière de n’être qu’un passeur, pour permettre au spectateur d’aujourd’hui de se transporter aisément vers les rives opposées où se tiennent tant de grands auteurs. Devenir dans l’instant de la représentation, de l’acte, un nocher diurne pour les vivants, à l’image de Charon pour les morts… Un rêve !

Enfin, me direz-vous, et L’acteur ? et le Moi ? Dans tout ce verbiage, où en sont-ils ?

J’offrirai alors une si belle et si longue plage de silence pour la nymphe Écho qu’elle y perdrait son égo…

Et qu’un artiste, s’il veut vivre et voler pour nous offrir les plus belles voûtes étoilées qui éclairent nos vies, doit se défendre de nourrir son MOA. Cet oiseau, que les Maoris exterminèrent par leurs chasses incessantes au 13ème siècle, et qui n’était rien d’autre qu’un oiseau fossile et inapte au vol

Pascal Arbeille – Février 2015

À cet instant – juste – là – posés comme au bord du monde – sans attente autre que de goûter ce 

 

(pour aller plus loin, consultez la rubrique bibliographie)

 

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